Véronique Bertile (2/2): « Le salut des langues régionales viendra des coups de boutoir des locuteurs »
Alors que les représentants de l’enseignement immersif devraient prochainement être reçus à Matignon, j’ai interrogé Véronique Bertile, maître de conférence en droit public à l’Université de Bordeaux, afin de mieux comprendre les conséquences de la décision constitutionnelle sur l’enseignement par immersion en langue régionale. Sa verve et sa rigueur m’ont conduit à rendre compte de cet entretien en deux parties, cette seconde partie étant axée sur l’actualité et le rapport des députés Yannick Kerlogot et Christophe Euzet.
> Lire le début de l’entretien, « Ce n’est pas la Constitution qui est problématique, c’est son interprétation »
Vous attendiez-vous à une saisine du Conseil constitutionnel sur la loi Molac sur les langues régionales ?
Avant de répondre à cela, je veux préciser que je ne fais pas de politique, je fais juste une analyse de la procédure parlementaire. Je ne connais pas non plus le député Molac, je sais juste que ce n’est pas son coup d’essai et qu’à chaque fois, le texte n’était pas passé à cause de la procédure parlementaire. Sur cette proposition de loi, il faut reconnaître le coup de génie, avec l’adoption du texte dans les mêmes termes par le Sénat et l’Assemblée dès la seconde lecture à l’Assemblée. Il y a eu un travail de pédagogie et d’influence et le député Molac a su sacrifier ce qu’il fallait pour que la loi soit adoptée — même la pédagogie par immersion — par la majorité des députés et des sénateurs.
Comme la majorité présidentielle avait adopté le texte, cela voulait dire que politiquement, les choses avaient été bordées, j’avais espoir qu’il n’y ait pas de saisine. Je ne m’attendais pas à une saisine de la majorité qui avait voté le texte.
Mais connaissant la jurisprudence du Conseil constitutionnel, je savais que le texte serait attaqué. Sur le fond, des aspects de la loi Molac étaient déjà considérés comme inconstitutionnels, cela avait été abordé dans le débat parlementaire, notamment par Christophe Euzet.
Ensuite, les déclarations d’Emmanuel Macron sur Facebook, après la décision, m’ont paru électoralistes. S’il avait soutenu ce texte, il l’aurait promulgué dans le délai prévu par la Constitution, c’est-à-dire deux semaines à compter de son adoption. S’il avait promulgué immédiatement, il aurait montré son soutien. Il avait l’occasion de démontrer son soutien par un acte, de concrétiser ce qu’il a dit plus tard.
Finalement, on comprend que le gouvernement n’avait pas misé sur l’adoption conforme du texte du Sénat et il a été pris de court. On sait que les langues régionales, ce n’est pas un sujet politique principal. Donc le gouvernement a eu besoin de quinze jours pour préparer son recours. C’était le branle-bas de combat. Mais oui, en vérité, j’avais l’espoir que le Conseil ne soit pas saisi.
Qu’avez-vous pensé de la décision constitutionnelle ?
La décision du Conseil constitutionnel est conforme à sa jurisprudence. Je n’ai pas du tout été étonnée. Je savais qu’il ne laisserait pas passer l’immersion. Et même si vingt ans avaient passé depuis 2001, même si le législateur avait introduit l’article 75–1 en 2008, le Conseil constitutionnel est resté constant. Attention ! On ne peut pas dire que « le Conseil n’aime pas les langues régionales », car le Conseil n’a pas à aimer ou pas aimer.
En 1994, lors de son contrôle de la loi Toubon, le Conseil avait raccroché l’utilisation des langues régionales à la liberté d’expression pour permettre l’utilisation de traductions. J’avais eu beaucoup d’espoirs avec l’apparition de l’article 75–1 dans la Constitution et j’ai été très déçue par la question prioritaire de constitutionnalité de 2011.
Quels sont les risques juridiques en l’état actuel des choses ?
Ils sont maximum. Il faut toutefois nuancer. Le droit dit ce qui doit être, il ne dit pas ce qui est. C’est-à-dire qu’il y a ce que dit le droit et il y a la pratique. Aujourd’hui, l’immersion est inconstitutionnelle, donc toutes les écoles sont menacées. Mais le droit n’est que le droit. S’il n’y a pas de procès, il peut y avoir des pratiques et l’enseignement immersif peut continuer. La décision constitutionnelle n’a pas force exécutoire ; cela veut dire qu’on ne peut pas envoyer les forces de l’ordre pour fermer une école. Mais si un opposant aux langues régionales attaque un établissement devant le juge administratif, le juge devra appliquer la décision du Conseil constitutionnel et il sera obligé de sanctionner cette école. On est dans une insécurité juridique. Si dans la pratique, on doit avoir des fermetures, ce sera des one-shots. En résumé, le risque est maximum sur le terrain du droit, mais dans la pratique, il y a une tolérance tant qu’aucun établissement n’est traduit en justice. Et s’il y a des attaques, cela obligera les juges à se prononcer.
Quelles propositions d’évolution juridique avez-vous présenté aux députés ?
Dans le contexte de l’audition, je n’avais pas de proposition particulière. La mission des députés était une mission impossible. Je leur ai juste fait une proposition concernant le caractère facultatif de l’enseignement des langues régionales. Je suis critique de la jurisprudence qui a érigé ce caractère facultatif comme principe constitutionnel en le raccrochant au principe d’égalité. On peut comprendre que cet enseignement soit facultatif pour les élèves, mais je ne suis pas d’accord quand le Conseil constitutionnel dit que cet enseignement est aussi facultatif pour les enseignants, pour les établissements et pour l’institution scolaire dans son ensemble. Encore une fois, ce qui bloque, ce n’est pas la Constitution, c’est son interprétation.
Que pensez-vous des perspectives présentées par le rapport pour sécuriser l’immersion ?
Faire un rapport parlementaire pour dépasser une décision constitutionnelle, c’est le monde à l’envers. C’est mission impossible. Mais, les députés ont accepté de jouer le jeu. Le rapport présente toutefois des informations intéressantes, avec des données chiffrées, la mention d’un rapport d’inspection sur Diwan. Et au final, Christophe Euzet et Yannick Kerlogot nous proposent une parade en tournant autour de la définition de l’immersion, mais on en vient peu ou prou à l’enseignement à parité horaire. Quant au débat sur la langue régionale utilisée comme langue de communication, c’est précisément l’objet de l’immersion et de toutes façons, on sait par ailleurs que le français est présent dans ces écoles.
Quels sont les remèdes à la situation ?
On ne va pas s’émouvoir de la décision constitutionnelle de 2021 car le Conseil avait pris la même en 2001. Si j’étais responsable d’une école immersive, je n’aurais pas peur. Il est urgent de faire comme si cette décision n’existait pas. Je ne suis pas inquiète pour les écoles, elles ne créent aucun problème : Seaska fonctionne depuis 1969 et ses élèves maîtrisent tous le français. Mais c’est désolant car la jurisprudence constitutionnelle les place comme criminelles alors qu’elles ne menacent rien.
Pensez-vous qu’il est devenu nécessaire de modifier la Constitution ?
Quand on n’est pas constitutionnaliste, c’est la première question qu’on se pose car cela semble une solution de bon sens. Mais cela soulève plusieurs difficultés.
La Constitution est l’acte de naissance d’un Etat, c’est la norme suprême, elle régit trois domaines : les pouvoirs publics, la production des normes et les droits fondamentaux. Ensuite la loi prévoit les autres règles de la société, c’est le principe de hiérarchie des normes.
Normalement, la question des langues régionales est du niveau législatif, mais on voit que le Conseil constitutionnel bloque la loi. Donc, on peut se dire qu’il faut modifier la Constitution. On l’a fait en 2008, en ajoutant l’article 75–1 dans le titre XII sur les collectivités territoriales. Pourtant, on ne se situe pas dans l’un des trois champs constitutionnels habituels ; ça arrive qu’on se trouve hors de ces champs, par exemple avec l’article 87 sur la francophonie, abordé sous l’angle du droit international et introduit en 2008.
Toujours est-il qu’on a fait entrer les langues régionales en les reléguant dans le titre XII. De cette façon, on ne les met pas sur un pied d’égalité avec le français. Cela donne le sentiment que c’est aux collectivités territoriales de s’en occuper, mais en même temps, il est question du patrimoine de la France, donc du niveau national. Ce n’est pas très satisfaisant.
Imaginons qu’on révise la Constitution pour résoudre la question de l’immersion. Faut-il introduire quelque chose de très précis sur l’enseignement par immersion des langues régionales ? Pour les juristes puristes, cela n’a pas sa place dans la Constitution. Cela dit, s’il existe une volonté politique pour cela, elle s’impose au Conseil constitutionnel et il n’aura aucune marge d’interprétation. Je pense qu’il faudrait faire entrer quelque chose de plus large dans la Constitution, et donc que cela se situe dans l’article 2. Quand on dit que « la langue de la République est le français », cela n’est pas exclusif des autres langues, donc on pourrait compléter avec une formule comme « dans le respect des langues régionales ». Mais on ne serait toujours pas à l’abri que le Conseil constitutionnel dise encore que cela ne concerne pas l’immersion.
On voit donc qu’avec cette question, il y a beaucoup de tiroirs à ouvrir. Sur les réseaux sociaux, les twittos disent que la solution est de modifier la Constitution. On sait qu’une révision constitutionnelle, c’est long, c’est lourd. Pour aboutir, il faut une volonté politique unanime. On a des révisions constitutionnelles qui dorment dans des placards. Alors, je me demande parfois s’il n’est pas plus facile de changer les membres du Conseil constitutionnel ; cela permettrait de changer sa politique jurisprudentielle. La dernière révision constitutionnelle date de 2008, il y a onze ans alors qu’on renouvelle les membres du Conseil par tiers tous les trois ans. C’est peut-être plus simple, d’autant que les langues régionales ne sont pas un sujet qui mobilise les foules, même si c’est mon sujet de prédilection.
Si j’avais un souhait à réaliser, ce serait qu’on modifie l’article 2 de notre Constitution dans l’esprit de l’article 3 de la Constitution espagnole :
Article 3
1. Le castillan est la langue espagnole officielle de l’Etat. Tous les Espagnols ont le devoir de la connaître et le droit de l’utiliser.
2. Les autres langues espagnoles seont aussi officielles dans les différentes Communautés autonomes en accord avec leurs Statuts.
3. La richesse des différentes modalités linguistiques d’Espagne est un patrimoine culturel qui sera l’objet de spécial respect et protection.
Mais nous n’en sommes pas là en France. Je ne pense pas que le salut des langues régionales viendra « du haut », c’est-à-dire des institutions de la République mais par « le bas » et les coups de boutoir des associations et des locuteurs. A force de coups, le législateur bougera. Mon travail de thèse m’a permis de percevoir la temporalité de cette question. Quand j’aurais soixante-dix ans, j’y serai toujours. Ce seront des petits pas, il n’y aura pas de grand soir juridique.
> Bonus ! Le billet de Jordane Arlettaz, également juriste et également auditionnée par les députés Kerlogot et Euzet. Elle critique le Conseil constitutionnel qui a refusé d’éclairer le législateur « sur les modalités de conciliation entre l’officialité de la langue française d’une d’une part et la patrimonialité des langues régionales de l’autre »