Véronique Bertile (1/2) : « Ce n’est pas la Constitution qui est problématique, c’est son interprétation »
En cette rentrée scolaire 2021, s’intéresser aux langues régionales, c’est immanquablement plonger dans le shaker du débat qui a déclaré inconstitutionnel l’enseignement par immersion. Pour y voir plus clair, j’ai interrogé Véronique Bertile, maître de conférence en droit public à l’Université de Bordeaux.
L’expertise de Véronique Bertile sur la place des langues régionales dans la Constitution est connue depuis qu’elle a soutenu, en 2005, une thèse de doctorat mention « Très Honorable avec les félicitations du jury ». Ce n’était donc pas un hasard de repérer le nom de cette Réunionnaise créolophone dans la liste des personnes auditionnées par les députés Yannick Kerlogot et Christophe Euzet, pour leur rapport sur les conséquences de la décision constitutionnelle du 21 mai 2021, décision qui a déclarés inconstitutionnels l’enseignement en immersion (comme à Diwan en Bretagne) et les signes diacritiques des langues régionales (comme le dangereux Fañch de Quimper, 4 ans). A la fin de l’année, elle publiera d’ailleurs un commentaire de la décision dans la Revue française de droit constitutionnel.
Comme d’habitude, j’avais préparé quelques questions pour cet entretien qui a démarré sur les chapeaux de roue. J’aurais pu y renoncer, la conversation au fil de l’eau se révélant tellement riche. Mais je ne voulais pas avoir de remords, je les ai donc finalement posées. Cette discussion longue et enlevée m’a donc conduit à rédiger deux interviews. L’une conduite sans poser de questions et la seconde organisée autour de ces questions. Voici la première partie, dans laquelle j’ai commencé par me présenter en lui indiquant le titre du billet de blog du 16 août, sur le fameux rapport des députés…
Peut-on résoudre un problème constitutionnel sans modifier la Constitution ?
C’est une bonne question : le problème des langues régionales n’est pas un problème constitutionnel, mais un problème d’interprétation par le Conseil constitutionnel, c’est toute la nuance. Mais quand je dis cela, contrairement au Conseil constitutionnel, je n’ai pas d’autorité.
Effectivement, la Constitution dit dans son article 2 que « la langue de la République est le français », mais elle ne pose aucune exclusivité. Et depuis 2008, l’article 75–1 ajoute que « les langues régionales appartiennent au patrimoine de la France ». Mais pour le moment cet article ne sert à rien, il ne produit aucun effet juridique, c’est juste de la décoration. Pourtant, grâce à lui, on s’attendait à pouvoir ratifier la Charte européenne des langues régionales et minoritaires. En 1998, Guy Carcassonne avait justement produit un rapport sur la compatibilité entre la Charte et la Constitution. On fait donc passer l’obstacle pour un obstacle juridique, mais il est politique.
En 2011, le Conseil constitutionnel a été saisi d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC), c’est une voie de droit qu’on ne peut utiliser que si un droit ou une liberté que la Constitution garantit est méconnue. Les juges avaient conclu que l’article 75–1 « n’institue pas un droit ou une liberté que la Constitution garantit ». Ils ne donnent aucun contenu à cet article de la Constitution alors que leur interprétation aurait pu le concilier et l’articuler avec l’article 2. Ce n’est donc pas la Constitution qui est problématique, c’est son interprétation.
> Lire l’article de Guy Carcassonne qui relève, en 2012, que les langues régionales sont « un patrimoine qui est celui de la France, mais dont aucun Français ne peut demander la protection »
Le Conseil constitutionnel est donc le maître de l’interprétation…
Oui et il n’y a personne au-dessus de lui. Ce qui est cocasse, c’est qu’en droit français, il y a deux gardiens officiels de la Constitution : le Président de la République en tant qu’autorité (article 5) et le Conseil constitutionnel par sa nature juridictionnelle (article 61). La décision constitutionnelle dit que l’immersion est contraire à la Constitution et sur les réseaux sociaux, le Président de la République l’applaudit et l’encourage. Les deux gardiens de la Constitution se contredisent, c’est déroutant. Mais l’un a le pouvoir juridictionnel et l’autre a le pouvoir politique. Ce qui me gêne dans cette situation, c’est quand la parole politique n’est pas suivie d’actes. Puisque le Président de la République défend l’immersion et qu’il a l’initiative de la révision de la Constitution (article 89), la logique voudrait qu’il initie une révision. Pourquoi ne l’a-t-il pas fait ? Le sujet n’est pas juridique mais politique.
Cela dure depuis la Révolution et les propos de Barère, « le fédéralisme et la superstition parlent bas-breton ; l’émigration et la haine de la République parlent allemand ; la contre-révolution parle l’italien, et le fanatisme parle le basque. Cassons ces instruments de dommage et d’erreur. » On est toujours dans les mêmes fantasmes, 230 ans plus tard ! Aujourd’hui, c’est l’anglais qui menace le français. Dans l’enseignement supérieur, certaines formations se déroulent entièrement en anglais et ça ne dérange personne.
Dans les esprits parisiens et monolingues, l’anglais est une langue internationale et prestigieuse alors que les langues régionales sont inférieures. Désormais, s’opposer aux langues régionales est politiquement incorrect, alors on prend des pincettes, on se demande à quoi cela va servir. Cet utilitarisme m’irrite : la réussite ne peut être considérée seulement du point de vue économique. C’est vrai que ce n’est pas un argument juridique, mais les opposants aux langues régionales présentent les choses sous l’angle juridique alors que c’est purement un sujet politique. Les membres du Conseil constitutionnel sont des monolingues et un monolingue ne voit pas l’intérêt des langues régionales. Cette situation explique aussi que la question des langues régionales soit transversale aux partis politiques. C’est un sujet personnel, chacun se prononce à son aune.
Par exemple, je suis réunionnaise, je parle créole. Je me suis efforcé de laisser de côté cette subjectivité pour ma thèse sur les langues régionales et minoritaires, de me positionner comme chercheuse et d’avoir une approche historique. En 1789, les Révolutionnaires ont décidé que l’unité politique de la France serait associée à l’unité linguistique, le français a été mis en avant et les langues régionales ont été réduites à la sphère privée. C’est une approche dogmatique. En France, le principe d’unité de la République commande l’unité linguistique, mais ce n’est pas une vérité absolue et ça se passe différemment dans d’autres pays. En Suisse, l’unité se fonde sur un sentiment d’appartenance et l’Etat intègre le plurilinguisme. Depuis 1978, l’Espagne reconnaît les langues des communautés autonomes comme co-officielles avec le castillan. En Italie, la langue n’a pas été mise en valeur comme élément d’unité et le français, le sarde, l’allemand existent encore. Ce travail historique montre que le contexte de 1789 a été déterminant pour la France.
La deuxième partie de la thèse dépasse ces débats fatigants sur l’Etat unitaire pour se rendre compte qu’après la Seconde Guerre mondiale, c’est le triomphe de l’État de droit qui inscrit les droits et les libertés fondamentales dans la Constitution. Avant cela, il n’existait rien au-dessus de l’Etat ; depuis, les droits fondamentaux priment. Pour assurer cet État de droit, on crée des institutions qui sont les gardiennes des libertés et des droits fondamentaux contre les possibles abus du législateur. L’Etat ne peut plus tout faire.
Aujourd’hui, la question des langues régionales ne doit plus être pensée sous l’angle de l’unité de l’Etat — c’est suranné, c’est dépassé — mais sous l’angle des droits fondamentaux des individus. Par exemple, à La Réunion, quatre-vingt pourcent de la population parle créole et parmi eux, une partie importante ne maîtrise pas le français. Cela pose question sous l’angle des droits fondamentaux. On vit dans une fiction selon laquelle tous les citoyens Français parlent français et seulement le français. C’est faux ! Dans l’Hexagone, il n’existe plus de locuteurs de langues régionales qui ne maîtrisent pas le français, mais Outre-Mer, c’est différent, on rencontre encore des citoyens qui ne parlent que la langue régionale.
> Ci-dessus, l’intervention de Véronique Bertile au Conseil économique social et environnemental sur les langues régionales dans les Outre-Mer
Alors quelle est la liberté d’expression quand vous ne permettez pas au citoyen de s’exprimer dans la langue de son choix ? Ne me faites pas dire que cette liberté est absolue. Aucun droit fondamental n’est absolu. Les libertés sont en tension, elles doivent se concilier. Toutes nos libertés sont encadrées. La preuve, je ne peux tenir des propos racistes. Il faut donc concilier des droits de même niveau, qui se contredisent, concilier la liberté d’expression en langue régionale avec l’article 2 de la Constitution, comme concilier le droit de propriété et la possibilité d’exproprier. Dans la sphère privée, la liberté est maximale et dans la sphère publique, elle est encadrée. Dites-moi quel est le droit à l’éducation d’un élève qui reçoit un enseignement dans une langue qu’il ne comprend pas, comme cela existe aujourd’hui à La Réunion ou en Guyane ?
C’était aussi le cas de la Bretagne il y a une soixantaine d’années…
Le résultat, c’est un taux d’illettrisme et d’échec scolaire catastrophique. Pour lutter contre cela, l’Etat met aujourd’hui en place des « intervenants en langue maternelle » ou ILM : on accueille l’enfant dans sa langue pour l’emmener vers le français. Oui ! Je défends les langues régionales, mais je défends aussi le français ! Les langues ne répondent pas toutes aux mêmes fonctions. Les langues régionales renvoient à la dignité de la personne humaine, ce sont des langues culturelles et d’épanouissement personnel. Pour les monolingues, le français a cette fonction, et aussi celle de langue officielle, langue des services publics, de la réussite sociale et c’est une langue internationale. On ne doit pas hiérarchiser ces fonctions et on ne doit pas être obligé de renoncer à l’une pour l’autre. Outre-Mer, les langues régionales posent la question de la liberté d’expression, du droit à l’éducation, du droit aux procès, du droit à la santé… Beaucoup de conventions internationales, ratifiées par la France, reconnaissent ces droits. C’est quand même étonnant qu’un Anglais puisse avoir un interprète devant un tribunal français, mais pas un Basque.
Il faut dépassionner le débat des langues régionales… je dis cela, mais je sais que je ne suis pas un bon exemple vu ma verve ! Dans l’Hexagone, il faut l’aborder sous l’angle des droits culturels. Les langues régionales ne menacent pas la République. La France défend la diversité linguistique et culturelle à l’extérieur du pays, mais avec hypocrisie, elle ne fait pas du tout cela sur son propre territoire. Voilà ce que je peux vous dire.
Oui, c’est intéressant. Mais ce qui m’embête, c’est que je n’ai pas réussi à vous poser mes questions. Je pense que je vais rédiger deux interviews. L’une sans question et si vous avez le temps, une autre à partir de mes questions. Vous avez encore le temps pour discuter ?
Elle avait encore du temps. Comme ce billet est déjà bien long, je publierai la suite dans quelques jours.
Bonus ! Une interview de Véronique Bertile sur les langues régionales d’Outre-Mer, parue en juillet 2020