Obtenir réparation

Stéphanie Stoll
11 min readSep 14, 2023

Journal d’une conseillère régionale débutante #20. Ami lecteur, je t’emmène aujourd’hui en reportage à la cité judiciaire de Rennes où j’étais invitée à comparaître après qu’une personne m’ait menacée de mort sur un réseau social. Et oui ! l’épidémie de menaces de mort touche aussi les conseillères régionales débutantes.

>> Pour recevoir un mail dès que paraît un article, allez sur mon profil et cliquez en haut de la page sur l’icône verte avec une enveloppe et indiquez votre adresse mail à côté de “suscribe to get un email whenever Stéphanie Stoll publishes”

L’histoire remonte à la session de décembre 2021. Alors que nous étions en train de convaincre la majorité de mettre en place un service de traduction simultanée des débats pour pouvoir nous exprimer en breton et participer à la valorisation de notre langue dans l’espace social, un énergumène s’en était trouvé offensé parce que je n’évoquais le gallo qu’à titre complémentaire et que dans un tweet, j’avais apposé des parenthèses en mentionnant le gallo. Il avait considéré l’offense tellement immense qu’il m’a balancé l’image de la lunette de visée d’un sniper. De l’autre côté de l’écran, cette image avait tous les atours d’une menace de mort. Glaçant.

Systématiquement porter plainte

Quand quelqu’un m’agresse, m’insulte ou me menace (ici par exemple il y a 5 ans), j’ai appris à me défendre si bien que systématiquement je porte plainte. Même s’il n’y a aucune suite, j’en fais une affaire de principe. Quand, en mars 2023, j’ai appris que l’affaire serait jugée par le tribunal de Rennes j’étais surprise et j’ai mis cela sur le compte du mandat au conseil régional.

Porter plainte contre un compte Twitter, ça ne mène à rien. Au moment des faits, j’ai donc cherché à identifier le détenteur du compte @garsdupaei. Ça n’a pas été difficile car l’impétrant n’en faisait guère mystère, il se vantait aussi de prochainement présenter l’émission Les Prix du Gallo (subventionnée par le conseil régional) et avait même publié son numéro de CAF sur le réseau social.

Quand je parlais de ma mésaventure autour de moi, plusieurs personnes m’ont mise en garde contre la personnalité du Garsdupaei. Effectivement, je m’étais bien rendue compte que son message le plus « populaire » (hum… hum…) sur Twitter consiste en une menace d’agression physique, en l’espèce un « bourre-pif ».

Pour me faire mon idée du personnage, j’explorai les milliers de messages du monsieur (on arrive à 45 300, soit une ration quotidienne d’une quinzaine). J’apprenai qu’il se présente comme la boîte aux lettres d’une organisation clandestine”FZ” ou “la Feurzae” dont il diffuse les avertissements et les revendications et que c’est lui qui a inventé la « brigade Albert Poulain » dès juin 2021, c’est-à-dire un an et demi avant que cette « brigade » ne se fasse connaître pour le vol de panneaux en breton dans plusieurs communes de l’est de l’Ille-et-Vilaine puis leur restitution, un mois plus tard, à Carhaix.

Les « jacobreizh » ou la construction d’un discours de haine

Garsdupaei est également l’inventeur d’un néologisme, très peu usité à part par lui, autour duquel il construit un discours de haine : les « jacobreizh », des abominables hybrides politiques, à la fois jacobins et militants de la langue bretonne, auxquelles il attribue une haine du gallo. Ces oiseaux-là, il les déteste tellement qu’il leur promet, au choix, de les gifler, de s’en occuper à la retraite, de leur faire péter les plombs, de les poursuivre sans relâche, de les sortir de chez nous, de les traîner plus bas que terre, de régler le problème rapidement, de les dégager, de les boxer… Tantôt, Garsdupaei désigne nommément ces jacobreizh et, suprême hasard, je fais partie de ces vilains. Fid’am doue ! Les menaces sont aussi grotesques qu’élaborées. Et quand il annonce, quelques jours avant l’audience du 13 septembre, qu’il « Va falair frembayer l’Emsav » (autrement dit, il va falloir incendier le mouvement breton), je n’ai plus trop envie de rire.

En vérité, l’envie de rire m’était totalement passée quelques jours auparavant, quand j’avais pris connaissance du dossier du greffe du tribunal, en particulier du contenu du casier judiciaire du Garsdupaei : une combinaison de violences politiques et de violences conjugales avec de la prison avec sursis. Ça donne la nausée. A d’autres moments, ça insuffle l’énergie pour poser des limites aux outrances.

Saint-Yves & Blablakarr

J’ai donc engagé un avocat — son bureau est orné de tout plein de figurines de Saint-Yves et de quelques Tintin — j’ai publié mon trajet aller-retour Perros-Rennes sur Blablakarr et roulez jeunesse ! Mardi soir, quand je racontais le motif de mon déplacement aux passagers, l’un d’entre eux, qui a marié une Trégoroise, peinait à comprendre mon affaire et s’étonnait de ce qu’est le gallo. Je lui ai expliqué que c’est une langue d’oïl comme on a les langues d’oc, qu’on peut aussi dire que c’est un dialecte du français et qu’il n’a pas de tradition écrite, contrairement au français. « Je ne connaissais pas, a-t-il commenté. Mes beaux-parents savent le breton, mais moi je suis de Mayenne, de la campagne où il y a le patois. » Voilà… c’est un peu pareil avec des variations et une frontière administrative entre les deux, en sachant que le mot patois est péjoratif.

Dans les bouchons de Saint-Brieuc, je leur apprenai le mot « stouf » pour bouchon et je faisais découvrir le répertoire de Youenn Gwernig à une passagère qui finissait ses vacances en Bretagne et cherchait à comprendre les chansons d’Alan Stivell. C’est alors que revint, sur la banquette arrière, le sempiternel sujet de l’intercompréhension des bretonnants et ma sempiternelle réponse selon laquelle il n’y a pas davantage de problèmes d’intercompréhension en breton qu’en français quand on n’est pas habitué au parler de nos interlocuteurs. A ce moment, quelqu’un a évoqué l’accent des Marseillais (aucune malice ! j’étais fan de Chris Waddle dans les années 90) et les bouchons se sont débouchés et comme souvent, le covoiturage a rendu le trajet sympathique.

Comme il n’y a pas beaucoup de photos dans cet article, j’ai ajouté celle de Chris Waddle parce que c’était vraiment un chic footballeur.

Mercredi matin, j’arrive au tribunal. Colossal bâtiment. Plutôt vilain à mon goût. Contrôle de sécurité. Après avoir lu ma carte d’identité, l’agent de police indique qu’il est également né à Lannion, qu’il est trégastellois et qu’il faisait du foot. Comme dit Floc’h dans Picou, « les gens de Louannec sont des pète-secs », donc je me la ramène en lui disant que Louannec a une meilleure équipe que Trégastel. Et là, patatras, il répond qu’il jouait à Lannion, un cran au-dessus. Donc, je m’incline devant l’agent et je traverse le portail détecteur de métaux.

Dans le tribunal

Neuf heures n’ont pas encore sonné quand j’entre dans la salle d’audience numéro 105. Au fond de la salle à droite, je repère un monsieur qui ressemble au Garsdupaei dont j’ai vu la photo, il a un compagnon. Je m’asseois au deuxième rang et je prends mon bouquin pour penser à autre chose. Au bout de deux pages, le compagnon en question (qui s’avère être le président d’une certaine Association de lutte contre les violences faites aux Bretons) vient s’asseoir auprès de moi. Et puis c’est le Garsdupaei. Je me raidis et je regarde droit devant. Voici mon avocat. Voici la sonnerie qui annonce l’entrée des magistrats. Voici l’audience de la première affaire. C’est une histoire de chauffard qui a blessé un motard. Ça dure plus d’une heure et ça permet de situer les personnages. Sur la tribune, au centre, la juge que le premier prévenu ne cesse d’appeler « monsieur le juge ». A sa gauche, derrière un grand écran d’ordinateur, la greffière qui retranscrit les débats. A sa droite, le procureur de la République — c’est lui qui a ordonné de poursuivre le Garsdupaei. Au milieu, une rambarde de bois, arrondie. C’est « la barre », comme dans les films. Et de part et d’autre de cette barre, deux bancs pour les prévenus ou les victimes, deux tables pour leurs avocats et une rareté d’ameublement, des fauteuils à roulettes ancrés au sol pour qu’ils ne roulent plus. Enfin, sur un côté, un monsieur, en robe noire lui aussi, assure la bonne circulation des personnes et des documents, c’est l’huissier, et une jeune femme en baskets pianote sur son ordinateur portable, presque au même rythme que la greffière, on dirait une journaliste.

Le prévenu fait de l’audience sa tribune

La deuxième affaire me concerne. Je m’asseois sur le banc. La séance s’ouvre par l’interrogatoire du prévenu par la juge. Côté pile, il se présente sur son meilleur jour, assurant qu’il n’aurait jamais imaginé que je prenne son message pour une menace de mort. Côté face, le Garsdupaei s’érige en spécialiste de son sujet de prédilection et fait de l’audience sa tribune. Classique. J’avais eu un aperçu de ses conceptions grâce à Twitter, par exemple, « le gallo est le reste de l’empire romain ». Ah bon. La conversation s’installe avec la juge et le procureur qui veulent comprendre ses motivations. Il faut donc questionner le prévenu sans le froisser. Volubile, le Garsdupaei déroule ses arguments. Selon lui, l’expression langue bretonne est problématique car elle exclut le gallo ; dans son esprit, il faudrait mettre le s du pluriel, les langues bretonnes qui désigneraient alors le gallo et le breton. Ah bon (bis). Vient ensuite une surprenante distinction selon laquelle « le breton est une langue d’origine celtique et le gallo est une langue d’origine gallèse ». Imparable. Je regarde mes chaussures.

Après les interrogatoires, vient le tour de la partie civile. C’est celui de mon avocat. Il reprend tout le toutim. Il explique le concept imaginé par Garsdupaei sur les « jacobreizh » et captures d’écran à l’appui, donne à voir la haine que le prévenu leur voue. Il évoque ce comportement de certains agresseurs qui entrecoupent leurs récidives d’excuses aux accents de sincérité plus vrais que nature. Il a raison, mais je n’aime pas cette idée. Dans ma tête, je me répète « tout va bien, Stéph ». Alors tout va bien.

Le procureur & Monsieur Gallo

S’ensuit la scène du procureur, l’avant-dernière scène de l’audience. Le procureur, il est un peu flippant car c’est lui qui met en exergue le tort que le prévenu a causé à la société et c’est lui qui requiert la peine. Le procureur de Rennes commence, presque en s’excusant. Il n’est pas breton, il ne connaît pas bien la situation linguistique régionale, mais il connaît le Pays Basque. Là-bas, il l’assure, le plus sérieusement du monde, il existe sept langues basques, mais chose heureuse, une langue basque standardisée et écrite a permis d’apaiser la société basque. Lecteur bascophone, si tu lis ces lignes, ta moustache frise peut-être. Sur mon banc, je me suis jurée de me cantonner aux faits, de ne pas entrer dans un débat politique et je m’entraîne à poker face (je pars d’un niveau très bas, ceux qui me connaissent le savent, mais le stress de l’audience m’est d’un grand secours). Pendant le réquisitoire, au lieu d’utiliser le patronyme du prévenu, le procureur se réfère à lui en disant « Monsieur Gallo ». A la troisième occurrence, Monsieur Gallo jubile.

Liberté d’expression ?

Son avocate ferme le ban et ouvre sa plaidoirie en corrigeant, de façon quasi-obséquieuse, l’erreur du procureur. Sourires. Elle soutient qu’il ne faut pas faire payer à Garsdupaei pour l’ensemble des menaces et des insultes proférées par des politiciens, lesquels ne sont pas eux-mêmes exempts de reproches. Elle complète son propos en défendant, jurisprudence européenne à l’appui, la liberté d’expression et en soutenant que l’image du sniper n’est qu’un gif, publiquement accessible comme des milliers de photos avec des chats mignons. Chapeau pour l’audace.

Quarante minutes se sont écoulés quand la juge annonce une suspension de séance. Je remercie mon avocat pour sa plaidoirie et je vais m’aérer. Retour salle 105. Sonnerie. La juge appelle Garsdupaei à la barre. Elle le déclare coupable des faits. « Liberté d’expression, ça se tente, commente-t-elle. Vous disiez que vous vouliez faire réagir, hé bien, ça a marché, ça a réagi. » Alors que le procureur avait requis une amende de 800 euros, elle mise sur une mesure éducative, peine alternative à l’emprisonnement : un stage de citoyenneté. Le Garsdupaei devra aussi assumer les frais de justice que j’ai engagés et me verser 500 euros de dommages et intérêts.

Soulagement

C’est un soulagement. Nous sortons. Je remercie à nouveau l’avocat et je repasse le portail du tribunal dans le sens inverse en lançant à la cantonnade un kenavo. Les trois policiers me répondent de la même façon et le Trégastellois ajoute « a wech all ! ».

Je m’éloigne et j’apprends que très vite paraissent plusieurs articles dans la presse bretonne (Le Télégramme, Le Trégor, France3). C’est la relation de l’audience faite par la jeune femme en basket, celle qui pianote presque aussi vite que la greffière. Elle ne traîne pas pour le bouclage. Il y a aussi eu un billet sur un blog. (Ensuite paraîtra un article sur abp.bzh, article dont je partage la conclusion selon laquelle “Les militants de la langue bretonne, ou toute autre personne d’ailleurs, ont le droit de défendre et de mentionner le breton sans devoir associer et mentionner systématiquement le gallo, avec ou sans parenthèse évidemment”. Le lendemain, c’est un site-d’extrême droite qui y va de sa version dans laquelle je suis décrite comme une pimbêche, tenante d’un “jacobinisme forcéné autour de la langue bretonne” (jacobreizh ?), laquelle, de surcroît, surjoue la victime.)

Du pain sur la planche

Le soir, en rentrant chez moi je me connecte sur le réseau social qui autrefois s’appelait Twitter. Une info est sortie : le procureur de Lorient a décidé d’empêcher le petit Fañch, né en juin de porter son tilde à l’état civil. Je découvre que Garsdupaei se congratule qu’une « élue [lui] a dit qu’ [il avait] reçu un titre de bénévole de l’année ». Je lis avec intérêt le message privé d’un Nantais qui relève que « les attaques, insultes et intimidations incessantes de Garsdupaei (…) ont plus fait que pourrir et tendre les relations entre gallésants et bretonnants ces dernières années ». Je suis bien d’accord.

Enfin j’ai eu le temps de réfléchir à ce que je vais faire des 500 euros quand je les toucherai. Je vais m’offrir une séance d’osthéopathie, c’est magique pour faire passer les tensions corporelles. Le reste, je vais le partager entre deux associations essentielles à la Bretagne. Amis lecteurs, vous avez deviné. Diwan et Skoazell Vreizh.

Complément du midi : Pour ma défense, j’avais demandé au président du Conseil régional de bénéficier de la protection fonctionnelle de la collectivité. Celle-ci n’étant de droit seulement pour le président, les vices-président·es et conseiller·ères délégué·es, il l’avait refusée. Résultat : Il me fallait avancer les frais d’avocat. Pas glop. Heureusement, mon groupe politique s’est ensuite engagé à les assumer sur son budget puisque le problème était lié à mon mandat. J’ai trouvé assez inconfortable de devoir m’y reprendre à plusieurs reprises pour obtenir cette assistance.

Et voilà que j’apprends qu’il y a deux jours, mardi donc, était déposée à l’Assemblée nationale une nouvelle proposition de loi pour renforcer la protection des élus. L’article 3 de ce texte étendra à l’ensemble des élus régionaux le bénéfice de la protection fonctionnelle et simplifiera son octroi (et l’article 2 pour les élus départementaux et l’article 1 pour les élus municipaux). C’est une bonne chose.

Mise à jour de 17h : Un internaute m’a signalé une précédente menace de mort de Garsdupaei, sur le même mode (avec une lunette de visée sur une arme), datant de mai 2021. A l’époque, je me présentais aux élections régionales et je m’étais pris tellement d’insultes que c’est possible que je ne me sois pas attardée sur cette menace.

--

--

Stéphanie Stoll

conseillère régionale débutante, petite rapporteuse, hag all…